SÉRIEUX

L'équipe de Ciboire.com a déniché pour vous les meilleurs articles sérieux sur le web dont le sujet principal est l'insulte et l'injure. Il y a donc moyen de déconner et d'apprendre grâce à Internet. Y a t'il de quoi de plus beau que de se coucher moins niaiseux le soir?

LES PENSÉES DE SOPHIE!


  ARTICLES INTERRESSANTS

Colloque international sur les insultes

CHAMBERY (AFP), le 14-03-2003 L'université de Savoie à Chambéry, qui dispose du seul laboratoire français consacré à l'insulte, tient samedi le premier colloque sur les insultes jamais organisé en France.

Ce colloque international est consacré aux "approches sémantiques et pragmatiques" des insultes, notamment aux expressions et aux difficultés d'application de la loi réprimant "l'outrage à enseignant". Il est animé par Dominique Lagorgette, maître de conférence.

Les insultes, explique-t-elle, tournent autour de six catégories: les métiers dépréciés (putain, flic), les animaux (blaireau, porc), l'apparence physique (grande gueule, pue-du-cul), les traits moraux (feignants, radins), les noms propres (Harpagon, Marie-couche-toi-là) et les substances négatives (merde, chiures).

Elles évoluent avec le temps. Selon l'animatrice, les premières insultes retrouvées dans les textes anciens concernent les femmes et les Sarrasins. Ces derniers sont traités de "païens, félons, culs-verts" (esclaves affranchis) et les femmes sont qualifiées de "paillardes" (femmes légères) ou on leur accole l'adjectif "orte" (qui veut dire sale), qui donne par exemple "orte vieille".

Puis on voit apparaître "mignon (homosexuel), putain, voleur, et ... fils de prêtre". Aux XVème et XVIème siècles, c'est l'explosion avec Villon et Rabelais. Par la suite Victor Hugo, Eugène Sue et Emile Zola assureront la continuité jusqu'à Céline et Frédéric Dard ...

Les premiers tournois d'insultes apparaissent au XIIIème siècle avec Rutebeuf. "On utilise des insultes qui ne +tapent+ pas dans le réel. On ne reproche pas un obèse d'être gros, mais on lui reproche autre chose sans être blessant. Le but est d'assurer la cohésion du groupe par le rire, et de mettre en avant un champion", explique Mme Lagorgette.

Il s'agissait d'un divertissement régulier à la cour d'Ecosse aux XVIème et XVIIème siècles.

Ces concours existent toujours, prennent parfois la forme moderne de "tchatche", où les adversaires doivent faire rire sans blesser ni se répéter.

Selon Mme Lagorgette, "on manque de critères pour dire ce qu'est une insulte" et "car les jeunes utilisent des insultes usuelles à titre parodique pour marquer la solidarité".

N'importe quel mot peut devenir injurieux. Les expressions "vas-donc hé" ou "espèce de" transforment la suite de la phrase en insulte. "Chiraquien n'est pas une insulte, mais espèce de Chiraquien le devient", précise-t-elle.






Championnat d'insultes en breton






Définition et fonction des insultes dans la société.

Le juron est un mot employé par le locuteur pour exprimer spontanément et intensément ce qu'il ressent face à une situation donnée. Cette réaction, positive ou négative, se présente toujours sous la forme exclamative (le juron est souvent une interjection).

Les jurons appartiennent à une culture, ils sont créés à partir d'éléments spécifiques à une culture, et ils ne peuvent par conséquent en être séparés sous peine de perdre leur sens et leur valeur. Les jurons, dans toutes les cultures, ont ceci de particulier que leur usage est défendu, par une autorité quelconque ou simplement par la politesse. Cet interdit qui frappe les jurons est dû à leurs origines. Un grand nombre de jurons sont issus de la religion (du moins en Amérique du Nord et en France). Dans les siècles passés, l'Église exerçait une puissante autorité sur toute la société; tous devaient s'y soumettre en respectant ses lois. Et l'une d'entre elles interdisait aux fidèles d'invoquer Dieu, donc de jurer, sans raison, et d'utiliser à tort et à travers des mots du vocabulaire religieux. Ainsi, jurer dans un contexte profane était un moyen à la portée de tous de s'opposer à l'autorité de l'Église et de la démystifier. S'exclamer "Nom de Dieu!" ou "Grand Dieu!", c'était lancer un défi à l'Église en transgressant une de ses lois, c'était remettre en question son idéologie représentée par les termes religieux.

En outre, beaucoup de jurons relèvent des registres scatologique et sexuel: il s'agit de ce que l'on a appelé les "gros mots". Ceux-ci sont liés au dualisme corps-esprit instauré par les règles de la courtoisie: tout ce qui chez l'être humain appartient au domaine de l'esprit, du spirituel est valorisé, est considéré comme beau et noble, alors que tout ce qui a trait au corps et à ses fonctions (digestion, reproduction, etc.) est bas, vulgaire, et en parler d'une manière directe ou crue n'est pas convenable; les fonctions du corps (surtout les plus basses) ne doivent être que suggérées, et pour cela on emploie des euphémismes. La courtoisie contribue donc à élever l'homme, à l'idéaliser. S'opposant à cela, la grossièreté tend à rabaisser l'homme, à le dévaloriser, à le désacraliser. Naturellement, les gros mots appartiennent tous à la langue populaire (la langue de l'élite se voulant raffinée). Quand ils sont employés comme juron, ils servent à exprimer avec force des sentiments négatifs (colère, dégoût, etc.) pour dévaloriser une situation, mais aussi à l'occasion des sentiments positifs (joie, admiration, etc.). Les jurons-gros mots tirent toute leur force et leur efficacité des règles de la politesse qui en interdisent l'usage. S'il n'y avait pas de censure, les jurons, religieux ou grossiers, perdraient leur pouvoir de trangression.

Ainsi les jurons sont toujours liés à un interdit, à un tabou. Et un grand nombre de jurons (surtout religieux) ont été créés justement pour contourner cet interdit: par exemple, on a souvent chercher à cacher la référence à Dieu ou à la religion en modifiant le juron original; c'est le cas de Je renie Dieu qui est devenu jarnidieu, jarnigué, jarniguienne, jarnibeu, jarnibleu, etc. Donc des centaines de jurons ont été créés par déformation, combinaison, substitution, troncation, etc.

Le répertoire des jurons-gros mots est également très riche. C'est que l'invention de gros mots ne dépend pas de règles pré-établies, n'importe qui au fond a le droit d'en créer; la grande majorité des gros mots proviennent du peuple, ce qui rend d'ailleurs leur origine difficile à retracer. En plus, les combinaisons de gros-mots sont pratiquement infinies. Les gros-mots peuvent aussi être combinés avec des termes religieux pour former un juron (ex.: "Bordel de Dieu!"). Avec les jurons, on peut improviser, imaginer toutes les variantes que l'on veut.

Les fonctions du juron sont nombreuses. Il permet d'abord l'affirmation de soi: le locuteur qui intègre des jurons (donc des mots interdits) dans son discours affirme son indépendance et sa liberté de pensée en refusant de se soumettre aux principes établis par l'autorité, qu'elle soit religieuse ou civile. En outre, le juron, conformément à son origine (jurer, c'est attester une chose), joue un rôle d'authentification: il donne plus de poids, plus de force à nos propos, il garantit la sincérité de ce qu'on dit. Dire: "Quelle belle fille!" est moins fort, moins convaincant que de dire: "Crisse! Quelle belle fille!". Le juron permet aussi l'expression des passions: il libère un excès d'intensité affective. On jure pour se défouler, pour se soulager. Comme le dit Clément Légaré: «Le sujet sacreur est exaspéré par une situation qu'il ne parvient pas à dominer.». Le juron peut ainsi être considéré parfois comme une sorte de thérapie pour celui qui l'emploie.

Le juron ne se présente donc pas toujours ouvertement comme un défi à l'autorité, une protestation contre des lois sociales contraignantes. Souvent, il n'est que l'expression d'un mouvement d'humeur, d'une émotion forte mais passagère: on jure sous le coup de la colère, de la surprise, de la joie, etc. Celui qui jure le fait la plupart du temps d'une manière spontanée et irréfléchie (comme un réflexe), et le choix du juron est arbitraire; n'importe quel juron peut être employé n'importe quand. D'ailleurs, le juron est souvent vidé de son sens et devient une espèce de passe-partout; il est utilisé à toutes les sauces. La situation à laquelle s'applique un juron n'a souvent aucun rapport avec le sens originel de celui-ci. Ainsi, le juron est souvent lié à la pauvreté du vocabulaire du locuteur: quand on utilise un juron pour exprimer une émotion, c'est parce qu'on ignore le mot juste.

Le juron est employé surtout dans la vie privée, dans un contexte familial ou amical. Dans la vie sociale, qui est régie par les règles de politesse, le juron se fait plus rare. Il y a des lieux où l'on n'a pas le droit de jurer: dans les salles de spectacle, dans les salles de cours, à la télévision, à la radio, etc. Mais c'est précisément dans ces lieux que le juron peut avoir le plus de retentissement et redevenir un acte de transgression. Celui qui jure dans ces lieux le fait d'une manière intentionnelle et réfléchie.

On jure plus dans les milieux populaires que dans les milieux aisés, probablement parce que la vie y est plus dure. Le juron est lié à la difficulté, à la contrariété, à l'échec.

Alors que le juron est une réaction devant une situation et ne vise pas un destinataire, l'injure au contraire s'adresse à une personne dans le but avoué de la blesser. Elle est composée d'un ou plusieurs mots employés d'une manière imagée et relevant souvent des registres scatologique et sexuel (un juron peut être intégré à une injure). Il y a deux grands types d'injures: le vocable isolé (ex.: con, salopard, cocu, etc.) et la locution injurieuse (ex.: "Va te faire enculer"). Elle se présente comme un acte de parole, et non comme une simple assertion: elle agit sur quelqu'un, elle a un caractère performatif.

La fonction de l'injure est de dévaloriser, de dénigrer le destinataire, qui peut être une seule personne ou une collectivité. Mais cette dévalorisation ne repose pas vraiment sur la vérité ou sur des raisons sérieuses (contrairement au juron): il ne faut pas confondre l'injure avec le reproche ou la menace. Celui qui injurie se sert des défauts ou des failles (la plupart du temps imaginés plutôt que réels) du destinataire pour les grossir, les exagérer. L'injure est excessive et approximative. Comme la caricature, elle déforme la réalité. Elle possède donc un caractère ludique. D'ailleurs, dans certaines sociétés du passé (Grèce Antique, aristocratie française du XVIIIe siècle), l'injure donnait lieu à des joutes oratoires. Bien plus que le souci de vérité, c'est le souci d'efficacité qui sous-tend l'injure.

Les causes de l'injure sont liées, comme le juron, à un obstacle, à une frustration: on injurie quelqu'un parce qu'il ne nous comprend pas, qu'il nous contrarie, qu'il ne nous écoute pas, qu'il nous a fait du tort, etc.

Aujourd'hui, le juron et l'injure sont omniprésents (du moins en Amérique du Nord et en France); leur usage s'est répandu dans toutes les classes sociales et toutes les catégories d'individus. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. Entre autres, les règles de politesse et de courtoisie sont plus souples qu'auparavant: il est donc plus facile de donner libre cours à ses pensées et à ses sentiments; l'emploi de gros mots comme "merde" ou "con" ne scandalise plus beaucoup de gens. Aussi, la plupart des jurons ont perdu leur sens originel ou leur caractère subversif, ils sont employés hors contexte (par exemple, dire "tabarnaque" aujourd'hui au Québec n'est plus tellement choquant puisque l'Église ne représente plus l'autorité et n'est même plus une référence).

Copyright © 1998 C.A.F.É
Envoyé par un internaute. On ne sait pas s'il en était l'auteur.






Sale bête,
sale nègre,
sale gonzesse...
identités et dominations vues à partir d'une analyse du système des insultes

Yves Bonnardel

Ce que nous apprennent
les insultes

Les insultes sont des mots ou des expressions toutes faites, dont le caractère offensant est immédiatement perçu par tous, et que l'on utilise pour attaquer quelqu'un à qui l'on s'adresse directement, en le rabaissant et en lui signifiant du mépris. Parce qu'il leur faut être immédiatement compréhensibles à chacun, elles négligent tout caractère réellement individuel pour ne se référer qu'à des catégories sociales : et c'est ainsi qu'elles sont une bonne source d'indications sur les rapports sociaux. C'est pourquoi elles sont normalisées (contrairement à celles, par exemple, qu'affectionne le capitaine Haddock, et qui justement font rire pour cette raison : elles ne sont pas effectives, ne seraient pas comprises et donc pas réellement offensantes), et aussi pourquoi elles sont particulièrement bêtes et mesquines : c'est que, comme d'autres aspects du langage mais avec plus de vivacité et clarté, elles expriment les catégories sociales déterminantes et l'ordre dominant.

Toujours, injurier quelqu'un consiste à l'attaquer en dévalorisant ou en niant l'image qu'il est censé (par le corps social) avoir de lui-même. Et si le ton de mépris ou de haine joue également un grand rôle, le contenu (la signification) de l'insulte n'est pas du tout indifférent : il obéit à des règles strictement codifiées et à des types bien définis, qui révèlent ainsi les rapports sociaux de domination et les représentations d'eux-mêmes que les humains acceptent (semble-t-il) si facilement.

Les insultes ont donc en commun d'attaquer une identité sociale de l'injurié, dans une situation de conflit. L'Espèce et le Sexe (mais la Race aussi) sont parmi les plus fondamentales de ces identités : ce sont des catégories sociales, qui apparaissent d'autant plus évidentes par elles-mêmes que leur rôle social est plus omniprésent, et qui permettent, au sein d'une société donnée, de classer des individus et de les remiser en divers paquets, avec des conséquences tout à fait concrètes. Ces catégories sont bien plus conventionnelles et arbitraires qu'il n'y paraît spontanément : ainsi, il y a cinquante ans, « blonde » ou « brune » (pour les individus remisés dans le groupe femmes) étaient des catégories très importantes, comme l'indiquent les chansons, mais qui n'existent plus aujourd'hui. Toujours est-il que les insultes sont des expressions abouties, et même souvent caricaturales, de l'omniprésence de ces catégories et des liens de hiérarchie qu'elles entretiennent, et qu'elles permettent donc dans un premier temps de s'en faire une idée (même si on peut perdre un peu alors le sens de la nuance).

Comme en fait je n'ai pas du tout l'intention d'entreprendre un inventaire exhaustif de tous les types d'insultes, et que je ne veux m'attacher qu'aux catégories existantes qui conditionnent le plus la vie des humains, ne vont m'intéresser ici que certaines d'entre elles, qui sont tout de même, et de loin, les plus fréquentes : les insultes racistes, sexistes, homophobes ou... spécistes.

Les insultes racistes

Les injures racistes traitent un Juif de youpin (ou sale Juif), un Noir de nègre (ou sale nègre), un Arabe de bougnoul (sale Arabe)... On a une bonne idée du statut de ces humains lorsqu'on remarque que pour les attaquer on ne les compare pas à « quelque chose d'autre », mais qu'au contraire on insiste simplement sur « ce qu'ils sont » : youpin signifie juif, nègre noir, etc., ces mots étant seulement plus explicitement péjoratifs. De même, « sale » n'est introduit que pour expliciter ce caractère péjoratif, « sale juif » par exemple ne signifiant pas « juif de la variété sale », mais « juif, donc sale ».

Dans notre civilisation « blanche », tout Blanc (non juif, du moins) sera épargné par les insultes racistes : car « blanc » n'est pas dévalorisant. Et je ne serai jamais traité ni de bougnoul ni de nègre, parce que me manquent les signes fondamentaux de cette « différence » qui collent à la peau d'autres et les distinguent négativement.

Les insultes sexistes

Les injures sexistes qui s'adressent aux hommes, elles, ont trait directement à l'appartenance de sexe (la catégorisation de sexe, en homme ou femme) ou prennent pour cible la sexualité (la catégorisation en fonction des préférences sexuelles).

Eh bien, lorsqu'on attaque les hommes directement en tant qu'hommes, on les traite... de femmes : gonzesse, femmelette, sans-couilles.... Par ailleurs on les traite aussi, ce qui est plus ou moins censé revenir au même, de « faux » hommes, d'hommes passifs, d'« hommes-femmes » en quelque sorte, en les assimilant à ceux n'ont pas la bonne sexualité (celle, masculine standard, qui fait un « vrai homme ») : pédé, enculé, tapette, tante...

Ainsi, bien que j'aie de façon indéniable un pénis, du poil au menton, etc., je peux encore être nié dans ma qualité d'homme : mes caractères physiques ne sont que des présomptions de mâlitude, insuffisantes pour me remiser ad vitam aeternam dans la catégorie « homme ». Il y faut aussi les attitudes dont la société estime qu'elles leur correspondent : virilité, hétérosexualité, courage, dynamisme (caractère actif et individuel), etc. Le fait d'être « un homme » ne semble pas aller autant de soi que celui d'être « un Noir ». Finalement, « homme » n'est pas du tout un attribut aussi « naturel » qu'il semblerait de prime abord ...

Par contre, le fait d'être femme l'est clairement plus, « naturel », puisque pour attaquer une femme en tant que telle on ne la traite pas d'homme, mais au contraire, on marque sa non-virilité, c'est-à-dire qu'on la traite en toute bonne logique de... vraie femme (putain, salope, gouine, connasse, pétasse, serpillère). De « vraie » femme, puisque, comme on sait, dans la représentation courante les femmes restent essentiellement mères ou putains, comme l'exprime la caricature machiste : « Toutes des salopes, sauf ma mère ! ». C'est le fait que l'on puisse injurier une femme en la traitant dans le fond simplement de femme qui donne le plus clairement la mesure du mépris dans lequel sont tenus la moitié des humains.

De plus, contrairement à celle des « hommes », et comme celle des « Noirs », la catégorie « femme » est censée être « naturelle » : on n'en échappe pas (malgré quelques dérogations limitées, du type « elle a plus de couilles que beaucoup de mecs ») ; nul besoin d'un comportement particulier pour être une femme, le sexe biologique suffit (« on naît femme, on devient un homme »).

Les insultes spécistes

Et, enfin, on peut encore attaquer un humain quel qu'il soit dans son humanité : en le traitant d'inhumain (monstre), d'humain raté (avorton, taré, mongol), ou d'un nom d'animal quelconque : soit chien, porc, âne, cochon... soit chienne, truie, dinde... (ici aussi le sexe reste trop déterminant pour être oublié). Ou bien encore on l'attaquera sur les attributs présumés de l'humanité, principalement la raison (fou), l'intelligence (âne, idiot, bête, imbécile, stupide, débile) ou... l'« humanité » (salaud, monstre, sans coeur).

Là aussi mon humanité, pourtant censée être fondée sur des signes biologiques évidents, peut m'être retirée, notamment si je ne satisfais pas aux critères de comportement requis. Elle n'est pas très « naturelle » non plus, et n'est pas acquise d'emblée...

J'appelle cette dernière classe d'insultes « spécistes », d'une part parce qu'elles s'attaquent à notre identité d'espèce, et d'autre part (mais cela est bien sûr directement lié), parce qu'elles font référence de façon péjorative à d'autres animaux qui sont, eux, dévalués parce que n'appartenant pas à la bonne espèce, celle de référence, l'humaine. L'adjectif « spéciste » est évidemment construit sur le modèle de « raciste » et « sexiste », et l'analogie faite ici est bien pertinente : bien que les humains sachent que les animaux ne parlent pas, les « sale bête » ponctuent volontiers les coups de pied d'un « maître » à son chien.

Voilà clos ce rapide tour d'horizon. Les insultes qui jouent sur les identités sociales sans pour autant reprendre les schémas que l'on vient de voir sont peu nombreuses et visent généralement plus à se moquer (plus ou moins) gentiment qu'à réellement blesser. À peine peut-on encore parler d'insultes : ainsi, les seules qui traitent un humain mâle de mâle (par une référence au signe de mâlitude qu'est le pénis) sont bon-enfant et souvent affectueuses : couillon, cornichon, andouille. Ce sont en fait des variations humoristiques sur le thème de l'injure, qui ne sauraient se prendre véritablement au sérieux.

Insultes et appartenances

Ces différents types d'injures ont en commun d'attaquer l'individu, identifié à une catégorie sociale, dans cette appartenance même ; soit en la niant si son groupe est dominant, soit en insistant dessus dans le cas contraire. Elles l'attaquent donc non en tant qu'individu singulier, mais en niant sa singularité pour ne plus se référer qu'à son appartenance, fictive ou non, reconnue par lui ou non. C'est à travers la catégorie toute entière qui lui est attribuée que l'individu est censé être dévalorisé, et l'insulte ne l'atteint que si (ou parce que) lui-même adhère à cette catégorisation, c'est-à-dire accepte le jeu. Et il faut convenir que... ça marche ! (en notant par ailleurs que la haine, le mépris, la volonté de détruire dont l'insulte est vecteur sont aussi en soi déstabilisants, terroristes.)

Les insultes ont pour effet de vérouiller l'appartenance d'un individu, lorsqu'il s'agit d'un groupe dominé. Cette catégorie (noir, femme, bête...), identifiée à l'aide de « signes » anatomiques, est perçue comme « naturelle » ; l'individu ne peut donc en changer, et les insultes le remettront toujours à sa place. À l'inverse, les critères d'appartenance à un groupe dominant sont ressentis comme moins purement naturels, biologiques ; doivent s'y ajouter des critères de comportement obligatoires sous peine de déchoir et d'être remisé dans une catégorie dominée. Les dominants se perçoivent donc comme une catégorie naturelle et sociale, ou plutôt, comme une catégorie naturellement sociale, les catégories dominées étant, elles, vues comme purement naturelles.

Paradoxalement cependant, l'appartenance à la catégorie dominante est conçue comme la norme ; puisque le mot « homme » désigne aussi tous les humains, un homme est un homme tout court, et une femme est un homme plus, ou plutôt moins, sa féminitude. L'appartenance à une catégorie dominée est perçue comme faisant relief négativement sur la « bonne » communauté, la normale, celle de référence. Le fait d'être « un Blanc » par exemple est généralement un implicite, non formulé : il correspond directement à l'appartenance à la société, à la civilisation (la vraie !), à l'humanité typique...

Quand l'individu fait partie du groupe dominant, les insultes peuvent remettre en cause cette appartenance. Cela se fait peu pour la race (on traitera rarement un Français bon teint de bougnoul ; les nazis avaient cependant l'expression « enjuivé ») ; s'adressant à un membre de la catégorie la plus « normale » (un humain mâle bon teint), les insultes de loin les plus nombreuses sont celles qui contestent, à travers le comportement, l'identité sexuelle et celle d'espèce. La représentation que nous avons de nous-mêmes semble ainsi construite d'abord sur ces deux identités sociales fondamentales, dans une certaine mesure liées : l'identité sexuée et l'identité humaine, modes de représentation de nous-mêmes socialement imposés, correspondant à des statuts sociaux.

Cela se retrouve également dans nos vêtements et nos aménagements corporels (coupe de cheveux, etc.), uniformes bel et bien obligatoires en pratiquement toutes circonstances. Être vêtu est en soi symbole de notre humanité (obligatoire au moins en public), tout comme l'est la civilisation de notre corps (qu'on arrache à la « pure naturalité » en passant chez le coiffeur, par exemple). Les vêtements doivent en outre obéir à des critères plus ou moins stricts, ceux d'une époque et d'une civilisation, marquant ainsi l'appartenance à une culture donnée, et de façon indirecte encore à l'humanité. Enfin, last but not least, ils doivent être féminins ou masculins, et cela aussi est pour une grande part obligatoire.

Nos identités et nos statuts sociaux

J'entends par identité sociale une image de nous-mêmes qui nous est donnée par notre environnement social à la fois comme nature et comme modèle, à laquelle nous sommes tenus de nous conformer dès la naissance, et à partir de laquelle nous nous construisons : elle façonne notre attitude générale face au monde, face à nous-mêmes comme face aux autres, et nous pourvoit en valeur. Bien qu'elle ne nous détermine pas entièrement et que nous puissions prendre quelques libertés avec elle, il s'agit d'une image sur laquelle nous comptons trop en toutes choses et à laquelle nous sommes trop souvent ramenés par les autres pour pouvoir nous en débarrasser ou simplement en faire abstraction.

L'identité sera l'aspect subjectif du rôle social, et le rôle social l'expression dans les actes (objective) de l'identité. Tout individu a une identité d'espèce, de sexe et de race (et beaucoup d'autres encore, moins fondamentales, moins perçues comme « naturelles »), correspondant chacune à divers rôles sociaux, eux-mêmes liés à divers statuts sociaux. Dire à quelqu'un qu'il est peu humain (« complètement taré ! ») ou qu'il est un animal, qu'il est une femme, qu'il n'est pas de bonne race, peut le blesser sérieusement, et est couramment pratiqué dans ce but. Le fait même que celui qui se fait ainsi verbalement traiter le ressente mal est le signe de son mépris pour les non-humains, pour les individus qui ont un sexe femelle, pour ceux qui sont d'ailleurs. C'est aussi par contre le signe de son grand respect pour son appartenance à l'humanité, à son propre sexe, à sa propre communauté : quelle mine il fait, si on cherche à remettre en cause cette appartenance ! Et ce genre de pratique qui semble si dénué de sens, si absurde, qui consiste à traiter quelqu'un soit de « ce qu'il est », ou au contraire de « ce qu'il n'est pas », est en fait pris au sérieux par tous, ou peu s'en faut ! Qui, homme ou femme, blanc ou non, homo ou hétérosexuel..., aurait le réflexe d'éclater de rire, et de bon coeur, à s'entendre traiter d'enculé, de pétasse, de sale nègre, de porc ? Non, par delà le simple fait d'être haï ou méprisé, il s'agit bien en soi d'un mauvais traitement, face auquel l'âme fière pâlira et l'âme moins bien trempée s'empourprera. Une partie de la misère des humains ne se niche-t-elle pas là, dans cette difficulté à prendre une distance par rapport à ces images de soi-même ? Des images qui ne sont d'ailleurs même pas directement de soi, mais seulement du groupe auquel on est socialement identifié ! Quelle rigolade !

En fait, non, ce n'est certainement pas drôle, et ce n'est pas une simple histoire de mots. Rares sont ceux qui peuvent ne pas se sentir concernés ; car derrière les mots se cachent des différences de statut fondamentales, et selon celui qui nous est assigné nous pouvons être propriétaire ou esclave, bon vivant ou bien mort. Homme ou femme, je lirai le journal et rapporterai une paye plus élevée de moitié, ou ferai la vaisselle et torcherai la marmaille. Mâle homo ou hétérosexuel, on me crachera au visage ou je serai l'enseigne de la respectabilité. Humain ou animal (non humain), je jouirai de droits élaborés et ma vie sera sacrée, ou l'on pourra me faire ce que l'on voudra pour n'importe quel motif (comme me plonger vivant dans l'eau bouillante, si je suis classé truite ou homard !). Les mots désignent des réalités, des statuts qui ont une telle incidence sur notre vie et sa qualité, qu'il ne peut être indifférent à quiconque que l'on cherche à rabaisser la catégorie à laquelle il appartient.

Car toujours, dans un conflit, les injures sont potentiellement un premier pas. En assignant verbalement à un adversaire une position de dominé dans le système hiérarchique social (en lui rappelant sa position sociale réelle lorsqu'il s'agit déjà d'un dominé, ou en le ravalant à une catégorie inférieure dans le cas contraire), on le met en demeure de se soumettre ou de se préparer à être traité physiquement comme un dominé, récalcitrant de surcroît : c'est-à-dire, fort mal.

Les insultes, en nous renvoyant brutalement à nos identifications de groupe, renforcent celles-ci (et la hiérarchie entre elles), et ceci tant pour l'insulteur que pour l'insulté. Attaquer par exemple un humain dans son humanité, cela revient en fin de compte à renforcer l'obligation à laquelle je suis moi-même aussi soumis de me conformer à « mon » humanité, qui plus est au détriment des idiots, des handicapés ou des non-humains. Non merci.

Car les identités sociales font référence à des groupes (que j'appelle groupes d'appartenance) auxquels je suis censé appartenir et qui ont de ce fait des droits sur moi, sur mes agissements, etc. C'est pourquoi les insultes ne sont pas un problème en soi, ne sont pas le problème : elles n'en sont qu'une expression. J'aurais pu tout aussi bien parler du ridicule et de la peur qu'on en a si souvent. Les insultes ou la peur du ridicule sont un bon révélateur de notre enfermement à tous dans différentes catégories sociales, qui déterminent notre vie à tous les niveaux, et dont il est très difficile de sortir.

Être blanc, homme, et humain, c'est être inscrit comme dominant sur une échelle hiérarchique qui comprend, donc, aussi des dominés. C'est bénéficier de privilèges, matériels et identitaires..., dont de dominer d'autres, sans soi-même risquer de l'être. Mais c'est aussi toujours avoir sous les yeux l'exemple des dominés, de la façon dont ils sont traités, en sachant que si l'on cesse d'avoir les comportements requis par son groupe d'appartenance, on en sera exclu, et alors éventuellement passible des mêmes mauvais traitements.

Aspects communs
des formes de domination

Toujours, les dominations présentent deux aspects, que l'on peut théoriquement isoler l'un de l'autre, mais qui dans la pratique sont souvent indissociables : un que j'appelle matériel (on pourrait aussi dire objectif), et un que j'appelle identitaire (on pourrait dire subjectif). Le premier consiste en une exploitation, une mise à son service du dominé par le dominant, qui vise à en retirer des avantages matériels, par l'utilisation de son corps, de sa force de travail, de son affection, etc... Le second aspect consiste pour le dominant à s'octroyer une valeur positive, supérieure, au moyen d'une dévalorisation du dominé : on ne peut se poser comme supérieur que relativement à autre chose, qu'il faut donc inférioriser, mépriser. Cette valorisation est en soi jouissive, source de plaisir.

Ces deux finalités de la domination sont généralement indissociables : pour plier quelqu'un à sa volonté, l'exploiter, et ceci sans problèmes de conscience graves, il faut l'avoir dévalorisé, avoir cessé de le considérer comme son égal. Mais inversement le fait d'utiliser quelqu'un, de le faire obéir à sa volonté, de l'obliger à devenir un instrument de nos propres besoins (quels qu'ils soient), indépendamment des siens, est une façon très efficace de le dévaloriser, de l'inférioriser, de l'humilier : donc de poser sa propre supériorité. Dans certains cas l'usage de la violence n'aura pas pour but l'exploitation matérielle, mais uniquement la dévalorisation : c'est ainsi que j'explique la consommation de la viande (où c'est l'exploitation matérielle qui a alors pour but la valorisation), et le sadisme des relations de pouvoir en général. De toute façon, que le but soit matériel ou identitaire, la domination s'exercera par la violence, effective ou simple menace explicite voire implicite ; et elle s'appuiera sur une idéologie justificatrice, forme sociale du mépris.

La domination, c'est la valorisation

Dans toutes les sociétés, la supériorité (dominance) sociale s'affirme symboliquement par le monopole, d'une part de l'usage légitime de la violence, et d'autre part, de la possession de biens. L'usage de la violence, et la possession de biens sont des annexes des individus dominants, ils leur sont constitutifs. C'est-à-dire que ce ne sont pas simplement des marques extérieures de leur qualité de dominants, mais des attributs inhérents, qui en font partie intégrante.

Les individus ne sont jamais appréhendés seuls, isolés de tout contexte : ils sont au contraire perçus à travers ce qu'ils ont, qui exprime ce qu'ils sont (ou ce qu'ils sont socialement censés être). C'est que je suis effectivement ce que je possède, ce qui, à des degrés divers, me constitue : mon corps, mes vêtements et autres objets, mais aussi mon caractère, mes projets, mes intérêts, mes sentiments, mon passé, mes relations, etc.

La possession de biens, c'est-à-dire, de choses qui sont perçues comme m'étant originellement extérieures, non propres, me permet, par leur annexion, leur appropriation, leur incorporation à mon individualité, de me poser relativement aux autres comme plus ou moins gros, plus ou moins puissant, plus ou moins riche en valeur(s) : ma valeur dépend de ce que je possède (au sens large) et peux faire valoir.

Ce sont bien sûr les biens les plus prestigieux qui confèrent le plus de valeur à leur propriétaire. Dans de nombreuses sociétés, lorsque les conditions s'y prêtent, les biens les plus prestigieux sont d'autres êtres vivants qui sont appropriés, annexés à leur propriétaire : animaux, enfants, femmes, esclaves. Propriétés d'un autre, ces individus n'ont pas eux-mêmes dans les cas les plus extrêmes de propriété du tout, y compris celle de leur corps ou de leurs traits de caractère, et n'existent pas socialement en tant qu'individus, que propriétaires.

Instrumentalisés, les dominés reçoivent des attributs d'instruments. Un tournevis est fait pour visser, fait par le fabricant. Une femme de même est faite pour faire des enfants, etc. : mais par qui ? Sa fonction procréatrice n'est pas façonnée par un humain ; c'est donc un troisième partenaire qu'on introduira, un partenaire complice, qui fait les femmes pour les hommes comme il pourrait aussi faire pour eux, mais ne fait pas, des tournevis : ce partenaire, c'est la Nature. Ainsi les dominés en général sont-ils naturalisés, faits par nature pour faire ou subir ce qu'ils sont obligés de faire ou subir.

L'autre versant de l'idéologie, qui en est l'exact contrepoint, concerne alors les dominants : ceux-ci se retrouvent valorisés, investis d'une valeur égale à celle dont sont dépossédés les dominés, individualisés à la mesure même de la dés-individualisation que subissent les appropriés, et enfin se posent, eux, comme étant leur propre fin : ils existent pour eux-mêmes, par eux-mêmes, etc.

La valorisation
à travers les appartenances

Je n'ai jusqu'à présent parlé de la domination que sous un angle individuel (la domination d'un individu par un autre, visant à une exploitation matérielle et à une annexion identitaire). Mais, même si ce point de vue individuel n'est pas incompatible avec l'angle social, il reste insuffisant si l'on ne recourt pas à une analyse des rapports de l'individu à sa société, à son groupe d'appartenance.

Les rapports d'appartenance des individus sont contraints socialement, c'est-à-dire que, même si nous y trouvons plus ou moins notre compte, il existe une très forte pression sociale à nous conformer aux comportements correspondant au groupe auquel nous sommes censés appartenir. Mais nous trouvons aussi des avantages à cette socialisation : les diverses appartenances qui nous sont imputées nous donnent une sorte de contenu (on est homme, femme, humain... : c'est notre identité), assorti d'une valeur qui sera plus ou moins grande selon les appartenances en question, mais aussi selon la façon dont nous gérons le rôle (avec plus ou moins de brio et de conviction...).

Or, schématiquement, les groupes d'appartenance s'opposent deux à deux, selon un modèle dominant/dominé : blanc, non-blanc, homme/femme, humains/animaux ; ce modèle dominant/dominé correspond également grosso-modo aux dichotomies valorisé/dévalorisé, social/naturel, libre/déterminé...

C'est que la domination d'un groupe, d'une catégorie sociale, d'une classe, sur un-e autre, lui permet de procurer une identité, fonctionnelle socialement bien sûr, mais également valorisante, à ses membres : et elle lui permet de fonder sa cohésion, car cette identité et sa valeur, qui sont pour les dominants un privilège, leur sont communes et doivent être conquises et défendues contre ceux à l'encontre desquels elles s'établissent. Ce sont donc en grande partie leurs intérêts communs qui fondent la cohésion du groupe des dominants, qui assurent qu'ils se soumettront à leur fonction-statut social, étant entendu que pour ceux d'entre eux qui refuseraient de s'y soumettre, par exemple en remettant en cause la domination de leur groupe, il y a la réprobation-répression-pression sociale, qui peut être ouvertement contraignante, et aller jusqu'à la mort, l'exclusion ou la rétrogradation au statut de dominé, en passant par la ridiculisation. C'est ainsi que je m'explique que les insultes qui attaquent des dominants dans leur identité d'hommes ou d'humains se baseront volontiers sur leur non-adéquation aux comportements imposés par leur propre groupe.

Pour les dominés, il n'y a pas besoin du tout (ou moins besoin, c'est selon les cas) d'une cohésion de groupe (qui pourrait se révéler dangereuse pour les dominants) : c'est directement la contrainte exercée par les dominants qui jouera le plus grand rôle dans le fait que les dominés restent à leur place inférieure et exploitée : c'est ce qui c'est passé pour les esclaves ou les indigènes des colonies, pour lesquels c'est la terreur plus que la propagande (dont faisait tout de même partie la christianisation) qui assurait la sujétion. C'est aussi la terreur plus que la propagande qui a assuré tant bien que mal la soumission du prolétariat aux conditions atroces des débuts de la révolution industrielle.

Toujours est-il que c'est la domination sur un autre groupe qui crée subjectivement le groupe dominant en tant que tel (et également le plus souvent matériellement, parce que c'est l'exploitation des dominés qui fonde très concrètement les conditions de vie des dominants). Ses membres se considèrent comme égaux (les aristocrates anglais s'appellent des « Pairs », par exemple), c'est ce qui les distingue des autres ; ils sont égaux : cela signifie qu'ils sont investis, à peu de choses près, de valeurs égales ; qu'ils ont accès aux mêmes privilèges (relativement aux dominés), dont le plus important consiste sans doute justement à se traiter les uns les autres de façon égale. La meilleure façon de se rendre palpable le caractère distinctif de cette égalité consiste logiquement à la mettre en contraste avec l'inégalité de traitement qui est l'essence des rapports de domination, et qui est réservée aux dominés.

Se livrer, donc, à des pratiques collectives humiliantes, dégradantes, dévalorisantes envers les dominés sera une bonne façon de resserrer les liens des dominants, de mettre en relief et leur rappeler les privilèges qu'ils partagent aux dépens des autres. Les pratiques en question sont celles qui vont instrumentaliser les dominés, et elles seront d'autant meilleures si elles font appel plus explicitement à la violence.

L'analyse des insultes, de la logique qui leur est sous-jacente, nous montre que lorsqu'un homme insulte une femme en tant que femme, il se pose en contrepoint comme homme, comme appartenant à la catégorie des hommes, qui est alors clairement exprimée comme valorisée-valorisante. Lorsqu'un homme en insulte un autre en lui refusant sa qualité d'homme (en refusant de reconnaître son appartenance à cette catégorie), il se pose lui-même encore comme homme en valorisant cette appartenance. Quand un humain en traite un autre de non-humain (animal, sous-humain, etc.), il se renforce lui-même dans cette appartenance, etc.

Or, il se passe la même chose lorsqu'on quitte le niveau verbal pour gagner celui des actes : lorsqu'on maltraite quelqu'un, on le dévalorise aussi en se valorisant soi ; s'il s'agit d'un dominé, c'est alors une façon de bien inscrire son appartenance à lui à un groupe dominé, de la lui rappeler tout en se « prouvant » ainsi son appartenance à soi à un groupe dominant. Et si c'est un égal que nous maltraitons, nous lui faisons ainsi quitter la sphère des égaux, et nous assurons par contre que nous, nous en faisons bien encore partie.

À ce niveau, on peut mettre sur un plan d'équivalence des pratiques aussi diverses que le fait pour des garçons de siffler des filles, que les viols collectifs ou individuels, les ratonnades (d'homos ou d'immigrés...), les spectacles où des animaux vont être tués à coups de pierre ou autres (corridas...), ou encore le fait de manger de la viande... Les premières confortent les hommes dans leur appartenance à la classe des hommes, et confortent la valeur qui est associée à cette appartenance, les secondes confortent les humains en général (et plus encore, parmi eux, les hommes) dans leur appartenance à l'Humanité, en confortant simultanément la valeur qui lui est associée.

Mon propos est que la lutte contre les dominations passe donc aussi par la lutte contre les appartenances et les identités, puisque les dominations jouent un rôle de valorisation des identités et des appartenances des dominants, et que c'est là une de leurs raisons d'être.

Une loi récente par exemple interdit toute atteinte à la « dignité humaine » : je pense qu'un telle « atteinte » (non pas à la dignité d'un individu, bien sûr, mais à celle de l'Humanité) est nécessaire, qu'elle est un des axes que doit prendre la lutte pour l'égalité de tous les animaux ; car, une dignité humaine n'a de sens qu'en tant qu'elle est exclusive, qu'elle est dignité des seuls humains. Je ne vois pas sur quoi se base une telle valorisation de notre humanité... ou plutôt, malheureusement, je ne le vois que trop bien.


Tiré du site http://www.cahiers-antispecistes.org/index.html








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